L'autonomie numérique pour résister
Début mars 2025, j’écrivais sur la résistance numérique. Cette note a été inspirée de discussion lors d’un séminaire en décembre 2024 où le sujet avait été abordé par certains (si vous vous reconnaissez, envoyez moi un mail, ça me fera plaisir de savoir que vous m’avez lu;)). Lors de cette discussion, la question qui émergeait était de savoir quoi faire et surtout par où commencer face au glissement qui commençait à s’opérer.
Depuis, l’actualité géopolitique nous amène à reconsidérer notre relation avec le numérique et la technologie. “Vers une résistance numérique” était peut être provocateur comme titre, car il pourrait être interprété dans le sens où j’exhorte le lecteur à ne plus utiliser la technologie et le numérique. Cependant, le propos n’est pas celui-là. Il s’agit de comprendre pour mieux lutter. Une déconnexion totale est par ailleurs illusoire. On constate aujourd’hui que le numérique et la technologie sont omniprésents. Se déconnecter de tout est une position extrême qui n’est pas réellement envisageable pour la majorité de la population “active”. La transition serait trop radicale et en décalage avec la société dans laquelle nous évoluons et même peut-être matériellement impossible.
La solution envisagée pour sortir du joug des BigTechs serait celle de la “souveraineté numérique”. Une souveraineté qui permettrait de s’affranchir de la toute-puissance des BigTechs mais aussi une manière d’instiller un peu plus de libertés et de transparence dans les outils mis à notre disposition, valeurs chères à nos démocraties européennes. Les logiciels et les applications que nous utilisons quotidiennement nous enferment et nous rendent esclaves, avec des processus algorithmiques parfois connus, parfois cachés. Au niveau européen, si la souveraineté numérique peut être un palliatif, elle est certainement aussi un mirage, car la migration en masse vers des outils européens est complexe. Les alternatives existent mais parfois jugées moins efficaces que les concurrents américains. Quand on y réfléchit, les freins à cette migration sont aussi ceux de cette différence de performance (n’est-ce pas la cause principale en fait?).
Jacques Ellul l’avait déjà constaté en considérant que nous vivions dans une recherche permanente de l’efficacité dans toute chose. Fer de lance du mouvement techno-critique, Ellul constatait déjà, à son époque, que le technique n’était pas neutre et qu’elle influençait nos vies en raison, notamment, de cette quête permanente. On peut donc légitimement se poser la question de savoir si la recherche d’une souveraineté numérique pourra être atteinte au détriment de notre quête d’efficacité. C’est peut-être un raccourci mais pourquoi autant de personne ont une adresse Gmail ou Hotmail alors qu’il existe 21 alternatives européennes ou suisses?
Si l’on veut tendre vers cet objectif, la souveraineté numérique ne pourra être atteinte que pour autant que l’offre (les entreprises tech européennes qui fournissent des services et des produits de qualité) et la demande (les “utilisateurs” européens de techs étatsuniennes qui s’en détournent au profit de la tech EU.) se rencontrent.
Il y a donc une nécessité de faire converger ces deux pôles qui, reconnaissons le, est loin d’être une mince affaire. Cette nécessité de faire converger l’offre et la demande explique, peut être, la difficulté de ce “combat” et l’une des raisons de ce statu quo.
En fait, la “résistance numérique”, telle que je la conçois, doit être perçue comme une invitation à une forme de “lucidité critique” face à une technologie de plus en plus intrusive, qui façonne nos usages, nos choix et nos dépendances. Et si le préambule à cette souveraineté numérique était d’abord une autonomie numérique. Une autonomie pour chaque individu qui mènerait sa propre réflexion dans l’usage des outils actuels. Et si, face à l’impuissance des États à imposer une véritable souveraineté numérique, la seule voie crédible était celle de l’autonomie numérique individuelle ?
Pour comprendre pourquoi il est nécessaire d’œuvrer à l’autonomie numérique, il n’est pas inintéressant de comprendre d’où l’on vient.
La “merdification” comme point de bascule
En 2025, on constate une accélération de la réflexion sur le sujet. La notion de “souveraineté numérique” n’est pas neuve mais force est de constater que ce sujet arrive sur le devant de la scène de manière récurrente et devient même une question politique.
L’une des raisons qu’on serait tenté d’invoquer est le contexte géopolitique couplé avec l’arrivée tonitruante de l’IA générative dans nos vies. Ces raisons sont surement une partie de l’explication mais ne répondent pas, à elles seules, au sursaut que nous vivons. Ces éléments conjoncturelles ne doivent pas masquer les changements structurelles de nos sociétés. En 2025, YouTube aura 20 ans, Facebook 21 ans et Twitter 19 ans. Cela fait donc à peu près 20 ans que nous vivons au gré des plateformes et des réseaux sociaux. Continuez la liste des plateformes (plus ou moins) connues et vous verrez qu’elles sont toutes sorties au début des années 2000.
Après cette première vague de plateformes et de réseaux sociaux, c’est Uber qui pointe le bout de son nez en 2009 (quelques années à peine après la naissance des réseaux sociaux que nous connaissons). Cette arrivée n’est pas anodine car elle va même donner son nom à un phénomène économique nouveau : l’uberisation. S’en suit, une palanquée d’autres plateformes “d’économie collaborative”, utilisant le concept d’Uber, soit la mise en relation de prestataires de services et d’utilisateurs.
Depuis lors, c’est la course en avant des utilisateurs des réseaux. Les travailleurs d’Uber contestent leurs statuts, les utilisateurs des réseaux sociaux sont trahis par les déformations algorithmiques qui leur sont poussées par les BigTechs et ces derniers sont dans un sprint perpétuel pour parvenir à conserver leurs parts de marché ou en capter de nouvelles. Il suffit de voir la réaction en chaîne des BigTechs sur l’IA générative. Après la sortie de ChatGPT 3 en novembre 2022, il aura fallu quelques mois, à peine, pour que les autres BigTechs proposent, elles aussi, leur IA générative (démonstration qu’elles travaillaient toutes déjà sur le sujet ?).
Cette course en avant des utilisateurs s’accentue par ce que Cory Doctorow nomme “enshittification (merdification en français)”. Ce concept se décompose en quatre étapes :
Les utilisateurs sont séduits par un service de qualité;
Les entreprises sont séduites pour faire de la publicité sur les plateformes au détriment de l’expérience utilisateur;
Les plateformes maximisent leur profit au détriment de tous;
Les utilisateurs se détournent de la plateforme qui “meurt” au bénéfice d’une nouvelle plateforme qui émerge;
Pour illustrer, prenons le cas de Facebook et d’Instagram :
C’est pour cela que Mark Zuckerberg a acheté Instagram pour un milliard de dollars, même si l’entreprise n’avait que 12 salarié·es et 25 millions d’utilisateur·ices. Comme il l’écrivait à son Directeur Financier dans un e-mail nocturne particulièrement mal avisé, il était obligé d’acheter Instagram, parce que les utilisateur·ices de Facebook étaient en train de quitter Facebook pour Instagram. En achetant Instagram, Zuck s’assurait que quiconque quitterait Facebook — la plateforme — serait toujours prisonnier·ère de Facebook — l’entreprise. (Source )
Et si la recherche d’une “souveraineté numérique” aujourd’hui s’expliquait avant tout par cette situation de “merdification” qui est structurelle et qui s’accentue par des facteurs conjoncturels (géopolitique notamment)?
On veut des clouds souverains ou des IA souveraines car on sent que les plateformes sont toutes en train de maximiser leurs profits au détriment des utilisateurs et annonceurs. On s’assied sur les règles de protection des données personnelles (ou on veut s’asseoir dessus), on méprise les droits et les libertés à tel point que l’Europe doit réguler pour rappeler ces règles (voir le DSA & le DMA notamment). C’est, à mon sens, la cause principale de cet emballement sur le sujet. Nous arrivons au bout d’un cycle et nous sommes amenés à reconsidérer nos positions qui nous placent dans une situation intenable.
De la souveraineté à l’autonomie numérique
En désirant une souveraineté numérique, on tente d’obtenir une autonomie numérique.
Aujourd’hui, l’immense majorité des logiciels ou plateformes que nous utilisons sont soumises à des conditions générales d’utilisation non négociables. En droit, on appelle cela un contrat d’adhésion. Les conditions de tels contrats ne sont pas négociées librement. Elles sont imposées et leur acceptation est la condition nécessaire à l’utilisation de ces outils.
Nous sommes donc sous l’emprise des BigTechs et je plaide pour une autonomie numérique comme solution à cette “servitude volontaire” qui est devenue la règle.
L’autonomie c’est le droit de se gouverner par ses propres lois. C’est une faculté d’agir librement. L’autonomie numérique c’est donc la capacité de l’individu à utiliser des outils numériques selon ses propres règles, en conscience et en liberté.
Cet objectif est peut être utopique dans la pratique mais récupérer une plus grande liberté dans notre utilisation des technologies permettrait de rééquilibrer la balances au profit des utilisateurs. Il ne s’agit pas non plus de courir après un équilibre apparent ou temporaire mais bien permanent et stable.
Pour y parvenir, nous, utilisateurs, devons privilégier (i) l’apprentissage (ii) des outils ouverts et interopérables.
L’interopérabilité comme cheval de bataille?
Soyons francs, combien d’entre nous savent comment exporter ses données d’une plateforme ? Combien de plateforme l’autorise-t-elle? La notion de transportabilité des données est un élément important de l’autonomie numérique car elle permet à l’utilisateur de ne pas rester captif d’une plateforme. Si chaque utilisateur a la capacité de facilement aller voir ailleurs, les plateformes devront “innover” pour garder ses utilisateurs et/ou répondre de manière plus prompte aux désirs ou aux besoins des utilisateurs.
Sur le sujet des réseaux sociaux, l’Authenticated Transfer Protocol, utilisé par Bluesky, a été justement proposé pour permettre aux utilisateurs d’avoir l’interopérabilité de leurs données.
Malheureusement, le problème est qu’une partie non négligeable des utilisateurs des outils n’ont pas conscience de la situation. Quand on pose la question de la vie privée ou de la protection des données, certains répondent qu’ils n’ont rien à cacher aux BigTechs. Mais ce n’est pas une justification audible. Car les effets de cette intrusion permanente des BigTechs sont pernicieux et sournois. Si vous vous posez la question de savoir pourquoi il faut protéger vos données personnelles, je vous renvoie ici ou là
Le monde du logiciel “libre” ou “ouvert” (sur la distinction entre ces termes, je vous renvoie à l’ouvrage de Serge Abiteboul, François Bancilhon - Vive les communs !) permet également d’atteindre l’autonomie numérique car l’ouverture du code permet juridiquement à chacun de l’utiliser pour le configurer selon ses propres envies, ses propres lois afin d’utiliser le logiciel de manière “libre”.
L’éducation à la technologie : pour une littératie numérique
Mais toute cette autonomie numérique ne sera possible que si l’éducation numérique est placée au centre. Il faut oeuvrer à une véritable littératie numérique qui implique :
l’utilisation confiante et critique d’une gamme complète de technologies numériques pour l’information, la communication et la résolution de problèmes de base dans tous les aspects de la vie. Il s’appuie sur des compétences de base en TIC : l’utilisation des ordinateurs pour récupérer, évaluer, stocker, produire, présenter et échanger des informations, et pour communiquer et participer à des réseaux collaboratifs via Internet. (source)
J’apprécie beaucoup l’approche de littératie numérique proposée par Marcello Vitali Rosati dans Eloge du bug:
Nous pouvons commencer à identifier trois principes qui devraient fonder cette littératie et qui s’opposent radicalement aux idées proposées par la doxa des « natifs numériques » :
La conscience de la multiplicité des modèles. (…)
La recherche de complexité. La littératie numérique doit se fonder sur la capacité de choisir des environnements, des technologies ou des applications adéquatement complexes. Soulignons qu’il y a une différence entre la notion de complexité adéquate et celle de complication inutile. Il ne s’agit pas de préférer quelque chose de compliqué, mais de calibrer la complexité qu’on requiert à l’aune d’un environnement technologique sur la base des raisons qu’on a de l’utiliser. Cela a une double implication : d’une part, éviter d’utiliser des dispositifs inutilement complexes pour réaliser des activités qui ne requièrent pas une telle complexité ; de l’autre, ne pas se contenter de dispositifs « simples » quand il s’agit de réaliser des activités qui demandent un plus haut niveau de complexité.
La maîtrise de l’activité. La littératie numérique consiste en une capacité à être actif·ve par rapport aux environnements numériques. Toute attitude passive, de pure exposition, ne favorise pas une littératie, mais détermine au contraire une dépendance. L’activité se concrétise dans la capacité de modeler l’environnement numérique pour l’adapter à ses propres besoins. (…). Pour être libres, nous devons rester les protagonistes de nos actions, nous devons donc prendre en charge l’effort de faire nous-mêmes ce que nous voulons faire, sans le déléguer à des solutions miracles. (je mets en gras)
Ce dernier point est fondamental. Je crois que la solution passe par l’utilisateur. Je constate que certains ont tendance à considérer que la responsabilité est exclusivement sur les BigTechs (voir notamment ma note sur la décérébration des masses) mais nous devons prendre conscience de notre pouvoir et de notre capacité à s’approrier les solutions qui sont, à portée de clics.
Il faut aussi avoir conscience que notre consommation numérique alimente notre asservissement (voir sur le sujet ma note Eat Local Tech).
Nous sommes donc les premiers responsables de notre liberté et de notre autonomie. Comme l’a écrit Alain, dans Propos sur le bonheur:
“Faire et non subir, tel est le fond de l’agréable”.
C’est d’abord à nous de jouer pour conserver notre liberté.