Sur la décérébration des masses

Posted on Apr 21, 2025
tl;dr: Suite à un post de Dominique Boullier sur LinkedIn, je réagis à l’idée que l’IA générative serait une entreprise de décérébration de masse. C’est une position qui me semble trop radicale. Oui, la technologie pose des questions (écologiques, cognitives, etc.), mais la condamner en bloc n’aide pas. Ce n’est pas seulement une question d’offre — c’est aussi une question d’usage. On ne peut pas juste accuser les Big Techs sans interroger notre propre rapport aux outils qu’on utilise. À force de tout externaliser, on finit par se déresponsabiliser.

Échange intéressant sur LinkedIn à la suite d’un poste publié par un professeur de sociologie, Dominique Boullier. Un petit tour sur sa page Wikipedia vous permettra d’avoi un aperçu de son parcours (ça vaut le coup). Comme souvent, une prise de position raisonnable en apparence mais qui contient, de manière subtile, une prise de position assez clivante. L’auteur du poste considère que:

Tout le système de réponses des IA génératives est une entreprise de décérébration de masse

J’avais déjà bondi de ma chaise quand j’avais lu le titre provocateur d’une tribune parue dans l’Humanité le 31 mars 2025 : l’IA va-t-elle nous rendre cretins. . Sur le fond, deux académiques prennent la plume pour partager leur point de vue. J’avais été séduit par l’approche nuancée et centrée sur l’utilisateur d’Anne Cordier tandis que la posture critique de Marius Bertolucci me laissait un peu sur ma faim.

S’il est clair que les entreprises technologiques n’ont pas d’objectifs philanthropiques et qu’elles ont une volonté de s’enrichir, considérer qu’elles sont des entreprises à créer des crétins décérébrés est une étape que je ne pense pas qu’il faut franchir.

La Tech est mauvaise

D’abord parce que cette hypothèse part d’un postulat discutable qui voudrait que tout ce que font les entreprises de “l’IA générative” est mauvais et préjudiciable. Cette position est excessive. Si certes tout n’est pas toujours rose, il me semble que condamner globalement et sans nuance ces nouvelles technologies est une position qui n’a pas de sens. Par exemple, Google a, je pense, révolutionné notre société avec son moteur de recherche et son offre des services “gratuits” a permis a beaucoup d’échanger et de communiquer. Comme le mentionne Anne Cordier dans l’Humanité : à chaque nouveauté, c’est la même rengaine :

Les prophéties alarmistes réitérées à chaque nouveauté technologique, fleurissent sur la crétinisation annoncée des masses, et encore plus sur celle d’une jeunesse déjà régulièrement qualifiée de crétine (digitale).

Je suis sûrement biaisé et quelque peu convaincu sur les vertus de la technologie. J’entends que la technologie fait des ravages à bien des égards (écologique, cognitif, …) et il faut évidemment se garder d’un optimisme à toute épreuve. Je ne dis pas qu’il faut être aveuglé par les avantages et minimiser les inconvénients. Il ne faut pas non plus rester acritique face aux risques qu’engendre une utilisation “inconsciente” (ou sans conscience) de la technologie mais j’en reviens toujours à ce qu’Alfred Sauvy écrivait :

Ne vous plaignez pas que le progrès technique détruise des emplois, il est fait pour ça.

Si l’on transpose au propos, il ne faut pas s’étonner que le progrès techniques nous challenge dans nos perceptions et nos modèles de pensées. A suivre certains, on pourrait presque regretter d’évoluer technologiquement.

Il ne faut pas tomber dans une posture rétrograde en pointant les effets négatifs de la technologie. La posture critique de certains amènent à des impasses. D’ailleurs, il est frappant de constater l’absence générale de propositions de solutions dans les approches de ce type. Une critique pour la critique et sans aucune piste de solution. Pas très folichon….

Je crois d’ailleurs que cette absence de proposition de solution est de nature à affaiblir ces critiques qui semblent s’arrêter aux problèmes superficiels et traduisent, peut être, un manque d’approfondissement du sujet. On ne comprend d’ailleurs pas toujours ce qui pose problème. Le produit, l’usage ou le dessein capitaliste des fournisseurs de système d’IA?

Les entreprises Tech sont mauvaises

Dans le poste commenté, on pointe une responsabilité des entreprises. Elles seraient responsables d’un système de décérébration de masse à cause de leur produit.

S’il y a effectivement une part de responsabilité, je trouve un peu simple de pointer un seul responsable/coupable. J’ai tenté, peut être maladroitement, de faire un parallèle avec l’industrie du tabac pour illustrer mon propos. La société aide les victimes du tabac alors qu’elle « laisse » les industriels de ce secteur prospérer en vendant ses produits à fumer.

Si on laisse les entreprises de tabac continuer à distribuer leurs produits, c’est qu’il est socialement accepté (pour des raisons qui peuvent différer en fonction des individus) que ces entreprises fournissent leur produits. On sensibilise sur les méfaits du tabac sans pour autant critiquer les industriels.

Pourquoi?

Parce que nous vivons dans une société démocratique qui a choisi de placer le curseur du côté des libertés individuelles mais également dans un modèle capitaliste. Est-ce qu’on peut objectivement critiquer les Big Techs?

Les Big Techs ont-elle pris le pouvoir de force ou leur avons-nous donné ?

Je crois que le cœur du problème est là. Dans les discours critiques de la technologie, il y a souvent une absence de remise en question de nos consommations. “C’est la faute des big techs et nous, pauvres utilisateurs, nous sommes victimes de ces pratiques de décérébration.” Je pense que ce schéma de penser est précisément celui qui nous place dans cette situation. Si les big techs ont une responsabilité, il ne faut pas aussi oublier celles des utilisateurs et se rappeler que nous avons, parfois inconsciemment, donner le pouvoir au Big techs en consommant de manière inconsciente leurs produits et services numériques.

Ne pas déresponsabiliser l’utilisateur

Déresponsabiliser l’utilisateur et pointer les big techs reviendraient à “infantiliser” l’utilisateur. “Ce n’est pas de ta faute” implique une absence de remise en question et de prise de conscience de la situation, des risques, des biais et de tous les éléments qui font que le monde est complexe.

Soyons plus nuancés et comprenons qu’il faut remettre aussi nos pratiques et notre modèle en question. La recherche de l’efficacité en toute chose nous rend addicte à la technologie car la promesse qui nous est faite répond à un modèle que nous avons “décidé” de soutenir.

Nous, utilisateurs, devons prendre nos responsabilités. De manière individuelles mais aussi collectivement. S’accorder sur la place qu’on veut donner aux technologies et sur la manière dont elles peuvent influencer nos vies et notre société.