Comment l'IA change notre société-système ?

Posted on Sep 25, 2025

1.Introduction

Après avoir exploré l’impact  « transformateur » de l’ia , je continue mes pérégrinations sur l’intelligence artificielle générative (ci-après IAG) car ce qui est en jeu dépasse la simple utilisation d’un LLM dans son activité professionnelle. Les commentateurs du sujet écrivent régulièrement sur la manière dont l’IA va changer nos métiers. C’est une analyse “micro” ou verticalisée qui se concentre sur un secteur, une activité voire une profession. Bien qu’il soit difficile d’envisager le sujet dans sa globalité tant les choses peuvent être complexe, l’examen de la question sous un angle plus large devrait être aussi envisagé car si l’IAG peut changer, transformer ou peut-être même remplacer certains métiers, ces changements auront inexorablement un impact sur “notre société”. L’IAG peut impacter nos métiers mais elle a aussi le potentiel de modifier la structure de notre société sous son aspect “système”.

2. La société-système

Cette réflexion plus “macro” implique de devoir faire des abstractions, de prendre de la hauteur et aussi partir d’hypothèses qui pourraient être contredites ou contestées. C’est avant tout ici un exercice personnel que j’ai voulu réaliser.

Dès lors, si l’on considère que le travail ne se limite pas à la simple exécution de tâches mais qu’il contribue et participe au maintien d’un système, on élargit la perspective de l’impact que l’IAG pourrait avoir sur le système.

Cette société-système fonctionne grâce à l’interconnections des individus qui fonctionnent ensemble au travers de flux interconnectés. Ces flux sont de diverses natures et touchent tous les recoins de notre société-système. Nous pensons naturellement aux flux économiques mais les interconnections entre les individus créent des flux au niveau culturel, social, de l’éducation, etc.

Cette société-système est un réseau dynamique nourris par cette interconnexion de flux et isoler un aspect de cette société-système ne permet pas d’approcher la criticité des changements que pourra avoir l’IAG.

2.1. L’individu fait partie de la société-système

Bien que notre société-système (ultra) capitaliste nous dirige dans une logique productiviste, considérer que nous travaillons tous uniquement pour produire semble réducteur et non représentatif de l’ensemble de la population.

Je prendrais deux exemples pour illustrer ces alternatives :

  1. La recherche de “sens” de plus en plus prégnante chez la génération Z nous oblige à repenser le travail (sur le sujet voir les travaux de Julia de Funes qui apporte une analyse intéressante par exemple). Cette recherche de sens n’est pas qu’une lubie de jeunes, elle est également présente chez les plus expérimentés qui décident de tout quitter pour se lancer dans une formation à un nouveau métier. Les changements de carrière peuvent être aussi une réponse à cette recherche de sens.

  2. Les théories de la décroissance et du “low-tech” portent également une vision différente de notre système et se veut être une réponse à certains excès engendrés par l’idéologie dominante mis en œuvre depuis la fin de la 2e guerre mondiale. Les logiques de marchés intégrées à notre système sont remises en causes et les objectifs de celles-ci sont questionnées.

Je n’entends pas faire de l’anthropologie ou de la sociologie ici mais force est de constater que notre société est composée d’individus hétéroclites œuvrant, chacun à sa manière, au système qui est notre “société”. La recherche de consensus entre ces desseins divers, au travers du politique notamment, nous permet de trouver l’équilibre propice au bien être de chacun, avec parfois, une vue utilitariste influencée par le système libéral mis en place dans une grande partie des pays occidentaux depuis près de 70 ans maintenant.

On constate que chaque individu, au travers de sa profession notamment, participe au maintien de ce système. Cette société-système bien que reposant principalement sur une logique capitaliste et libérale permet à d’autres courant de pensées de cohabiter. Dans cette démocratie, in fine, nous travaillons en connexions, au travers d’interactions humaines.

Chacun a donc son rôle à jouer dans ces interactions et nous faisons, toutes et tous, partie de ce système que nous appelons “société” tel un rouage au sein d’un grand mécanisme.
“Il faut de tout pour faire un monde” dit le dicton. Et dans un certain sens, c’est vrai. Pour reprendre une expression d’Habermas dans son article “Travail et interaction” :

Le travail de chacun est au regard de son contenu un travail général pour les besoins de tous.

Illustrons cet élément : si je prends un cas que je connais, l’avocat ne fait pas que faire du droit dans une logique productiviste, il participe aussi, et parfois inconsciemment et/ou involontairement, à des desseins plus larges en permettant à une société démocratique de fonctionner. La CJUE le rappelle dans un arrêt de septembre 2024 en ces termes :

 Les avocats se voient confier une mission fondamentale dans une société démocratique, à savoir la défense des justiciables.

Je n’écris pas ici que l’avocat est un élément essentiel du système mais il est un maillon de celui-ci. Et il en est de même pour chaque métier. Du balayeur de rue au médecin, du menuisier à l’industriel, chacun participe, à son échelle, au fonctionnement de la société-système. Je peux élargir la réflexion à chaque individu qui détient, d’une certaine manière une fonction au sein du système. Cette hypothèse est une forme de darwinisme structurelle qui permet l’équilibre de la société-système dans son fonctionnement.

Si l’on vient perturber cet équilibre (qui pour certains est déjà précaire ou tout simplement inexistant mais tel n’est pas le sujet de la présente), le système va s’adapter pour retrouver un semblant d’équilibre ou un nouvel équilibre. Notre capacité d’adaptation n’est plus à démontrer et les évolutions technologiques passées ont été intégrées au sein dudit système, offrant au passage, une démonstration de résilience plus ou moins réussie de notre société-système.

3. L’évolution de la société-système

J’enfonce une porte ouverte en écrivant que notre système va (encore) évoluer sous l’impulsion de l’IAG. L’ampleur de cette évolution est inconnue et se poser la question de la direction dans laquelle nous souhaitons aller devient, pour certains, un devoir, même une responsabilité. Une sorte de dette morale à l’égard des générations futures qui répond aux constats posés actuellement à l’égard des choix pris par les générations précédentes.

Le tableau dépeint ci-dessus n’est pas complet et peut être nuancé. Toutefois, les propositions faites à propos de l’évolution de la société-système tournent souvent autour d’une même question :

Dans quelle société voulons-nous évoluer ?

À première vue, cela peut avoir du sens de se poser individuellement (ou collectivement) cette question. Néanmoins la réponse à ces questions implique beaucoup de considérations qui me semblent incertaines et discutables.

Cette évolution est actuellement remarquée au niveau de l’emploi, première “chose” influencée par l’IAG dans la société-système. J’examinerai d’abord l’impact de l’IAG sur les métiers pour ensuite envisager la situation de manière plus spécifique des jeunes.

3.1. Les jobs sont (toujours) rendus obsolètes par la technologie

L’évolution enclenchée par l’IAG semble inexorable et l’impact sur les métiers apparaît encore plus comme étant définitive.

J’aime citer Alfred de Sauvy :

Ne vous plaignez pas que le progrès technique détruise des emplois, il est fait pour ca.

Cette situation résulte de la logique capitaliste mis en œuvre depuis les années 60. Certains prônent des solutions alternatives et je n’entends pas juger de la pertinence et/ou de l’adéquation du système actuel et des solutions proposées à ce stade.

En revanche, je suis assez convaincu du fait que notre système fonctionne dans l’optique de la recherche d’efficacité dans toute chose. Cette thèse, défendue notamment par Jacques Ellul dès les années 50, continue à me séduire par sa simplicité mais surtout par son étourdissante actualité.

Nous cherchons, assez spontanément, à optimiser les jobs peu ou pas suffisamment efficaces dans la société-système. Pour reprendre l’exemple maintes fois cités, les porteurs d’eau ou les allumeurs de réverbères ont été remplacés par la technique et le système a été remodelé par l’arrivée des nouvelles technologies. Ces technologies n’ont pas nécessairement été mises en place en vue de remplacer ces métiers mais la disparition de ces métiers est une des conséquences de cette arrivée des technologies. Dommage collatéral diront certains, destruction créatrice selon d’autres, la réalité est que les canalisations et l’irrigation a rendu obsolète les porteurs d’eau. L’électricité et l’ampoule a fait de même pour les allumeurs de réverbères.

En 2025, la capacité d’utiliser l’IAG sous sa forme agentique démultiplie le champ de possible et permet une nouvelle (re)modélisation de la société-système. Si demain vous avez la capacité de contrôler plusieurs agents IA qui ont été programmés à la réalisation de certaines tâches spécifiques, vous réduisez, de fait, le nombre de personne nécessaire à la réalisation de l’ensemble de ces tâches. Mais si un agent IA est capable de réaliser ces tâches, à quoi servirez-vous ? Votre client pourrait tout aussi bien utiliser cet agent IA, ou créer le sien et votre boulot deviendrait obsolète (voir sur le sujet quelques réflexions à la suite d’une question posée par mes soins).

On peut aussi illustrer ce point avec le géant de la consultance : McKinsey. Après avoir annoncé des gains de productivité mirobolants dans un rapport de 2023 (contredit par la suite), McKinsey annonce en août 2025, l’utilisation de 12.000 agents et une réduction d’effectifs de 5.000 personnes.

Je dois bien avouer que je reste sceptique face à ces effets d’annonce mais si l’on prend cette annonce pour vraie, 5000 personnes ont vu leurs jobs considérés comme obsolètes. Il convient néanmoins de prendre cette information avec la plus grande précaution. D’abord parce que McKinsey vend du service sur l’IA. Après avoir prédit des gains de productivité en 2023, ils devaient nécessairement démontrer qu’il ne s’était pas trompé (bien que d’autre l’ai écrit après) pour ne pas perdre la face devant leurs clients et futurs clients. Il fallait une prophétie auto-réalisatrice.

Par ailleurs, l’impact de l’IAG permet, pour certains, de mobiliser un consultant McKinsey en tapotant sur son clavier et en interagissant avec une interface conversationnelle. On ne compte plus des trucs & astuces pour mobiliser les meilleurs pratiques des boites de consultances. Par conséquent, cette annonce cache, peut-être, une réalité bien plus “obscur”. Si l’on considère que 12.000 agents peuvent remplacer 5.000 personnes, c’est peut-être aussi que le besoin de consultance du marché s’est réduit et que ce secteur va connaitre une forme d’obsolescence (bien que je croie que la compétence de certaines professions permettra de “résister” à l’auto-diagnostique qu’engendre ces phénomènes de “remplacement par l’IAG”).

3.1.1. La recherche absolue d’efficacité est un leurre

J’ai beaucoup aimé l’analyse proposée par Tariq Krim sur l’écriture :

L’IA joue un rôle ambigu. D’un côté, elle nous promet de « mieux écrire », plus vite, plus clairement, plus élégamment. De l’autre, elle renforce l’idée que notre pensée brute est insuffisante. Derrière chaque génération de texte, il y a une négation implicite : nous ne sommes pas assez.

Nous sommes donc encore et toujours dans une course à l’efficacité. Une volonté perpétuelle de faire mieux, de faire plus et finalement, c’est peut-être là où le bât blesse.

L’IAG agit ici comme un miroir. Elle a, au moins, le mérite de nous renvoyer à nos propres incohérences et nos propres faiblesses. Si elles sont perçues avec lucidité et humilité, ce serait peut-être le gain “indiscutable” de cette technologie.

Mais n’allons pas trop vite en besogne car si l’IAG est un miroir, c’est certainement un miroir déformant. Au début de mes réflexions, j’étais de ceux qui considéraient que la technologique était neutre et que c’était l’usage qu’on en faisait qui définissait l’impact de la technologie. La métaphore qu’on utilise sur le marteau (construire ou blesser) est évoquée ad nauseam pour tenter de convaincre les indécis auquel j’appartenais.

A force de lire et réfléchir à ces questions, j’en suis venu à reconsidérer mon point de vue sur le sujet. Alain Damasio fait une synthèse intéressante des raisons lesquelles la technologie ne serait pas neutre que l’on peut résumer comme suit :

  1. L’innovation technologique dépend de la recherche qui elle-même dépend des financements : il y a donc des choix, des directions prises lors de l’attribution de ces financements. Généralement, les technologies que nous utilisons résulte d’une recherche relative à un usage militaire. Les financements pour développer les technologies sont donc, déjà, orienté.
  2. En aval, une technologie induit une multitude de changement, parfois inconsciemment. Alain Damasio prend l’exemple du frigo et son impact sur notre alimentation et notre capacité à consommer des aliments différents. On peut aussi prendre les smartphones ou la visioconférence qui ont changé nos modes de fonctionnement tant privés que professionnels.
  3. Un nouveau rapport au monde : l’arrivée des technologies change notre société-système. Nous sommes libres de ne pas utiliser la technologie mais il devient impossible de faire comme si elle n’existait pas. Damasio prend l’exemple des voitures qui ont profondément transformé nos villes.

L’absence de neutralité des outils technologiques nous conduit inexorablement dans une impasse. Penser qu’en empilant par couche les dernières nouveautés technologiques permettra de solutionner les problèmes auxquels nous sommes confrontés est une chimère et comme l’écrit Gilles Crouch

Les technologies semblent souvent résoudre des problèmes, mais en réalité, elles ont surtout tendance à réorganiser les relations sociales humaines et la dynamique du pouvoir.

L’évolution technologie et la logique capitaliste viendra toujours créer de nouveaux besoins et/ou de nouveaux problèmes que nous devrons combler par des nouveaux outils. Vrai ou faux, Henri Ford disait que s’il avait demandé à ses clients ce qu’ils voulaient, ceux-ci lui auraient demandé un cheval plus rapide et pas une automobile. Steve Jobs disait que souvent, les clients ne savent pas ce dont ils ont besoin avant qu’on leur ait montré.

Cette logique est intégrée à notre société-système occidentale. Cette course perpétuelle n’aboutira finalement jamais à une solution stable et pérenne. Bien entendu, si vous et/ou la société décide que c’est ce dont vous/nous avons besoin, alors la réflexion peut s’arrêter là.

Si l’on prend l’IAG elle-même pour illustrer le propos, nous constatons que l’évolution des modèles de langages repose sur une pure logique commerciales portées par les fournisseurs de système d’IA ou de modèle d’IA à usage général : toujours plus. Un modèle plus rapide, plus précis, qui peut faire plus de chose. C’est une “fuite” en avant assumée. Certains tentent d’autres approches (des modèles plus économes ou rationnels) mais c’est toujours la logique de l’efficacité qui l’emporte car notre société, notre système, a été conditionné à cela.

A l’inverse, si vous percevez la problématique liée à cette recherche perpétuelle, continuons. Et je ne veux pas paraître réfractaire aux technologies car j’en suis friand mais c’est cet appétit qui me fait prendre conscience des excès auxquels nous faisons face.

3.2. L’impact de l’IA sur les jeunes et l’emploi

Un rapport de Stanford et du MIT (Brynjolfsson, Chandar, Chen, 2025) révèle que les jeunes travailleurs de 22 à 25 ans serait parmi les plus touchés par cette vague d’automatisation, en particulier dans les métiers exposés comme le développement logiciel ou le support client. https://digitaleconomy.stanford.edu/wp-content/uploads/2025/08/Canaries_BrynjolfssonChandarChen.pdf?trk=comments_comments-list_comment-text

Derrière cette première analyse, somme toute assez peu représentative, se cache une question fondamentale : quelle éthique du travail devons-nous construire à l’ère de l’IAG ? S’agit-il encore d’un simple problème économique ou bien d’un enjeu de justice sociale ?

Ce qui semble se profiler est que la pyramide des âges au sein des entreprises est en train d’être rabotée à sa base. Les profils junior généralement amené à réaliser des tâches à faibles valeur sont substitués par un usage appliqué de l’IAG par les profils senior.

On dit souvent que l’IAG c’est comme un stagiaire et cette étude semble donner raison à cette considération.

Je crois que cette tendance va continuer à se confirmer et que le résultat de cette première “petite” enquête sera également constaté à une plus grande échelle pour une simple raison : le profil senior, grâce à son expérience et sa compétence, parvient à mobiliser les concepts pertinents pour interagir avec la machine beaucoup plus rapidement que le profil junior qui tâtonne.

Le profil senior sait ce qu’il veut et avec un niveau de formation moyen, il arrive plus ou moins rapidement à ce qu’il désire. La formation des profils juniors devient du “temps” perdu ou superficielle qui pourrait être utilisé à “piloter” la machine pour produire.

Bien entendu, cette vision presque apocalyptique ne tiendra pas sur la longueur et nous aurons, espérons le plus vite possible, une prise de conscience de l’impasse sociétale dans laquelle nous nous dirigeants si l’on poursuit dans cette voie : car tôt ou tard, les profils seniors seront las de tapoter ou discuter vocalement avec la machine. On se rendra compte que finalement les profils juniors manqueront (je n’aborde pas volontairement tous les autres apports que le travail multigénérationnel permet et ce choix ne vise pas à minimiser son impact).

4. Dans quel société voulons-nous évoluer?

C’est la question que chacun se pose, prétextant au travers de celle-ci devoir créer et/ou adapter une échelle de valeurs qui deviendrait, subitement, universelle.

Je suis assez dubitatif sur cette manière de procéder. Comme si la prise de conscience du plus grand nombre permettrait de mettre en branle une force inexorable.

Dans son livre “Un taylorisme augmenté. Critique de l’intelligence artificielle”, Juan Sebastien Carbonell cite David Noble :

Une guerre fait rage mais seul un des deux camps est armé : voici le résumé de la question de la technologie aujourd’hui.

Tout est dit je pense et je vais tenter de vous expliquer pourquoi.

4.1. Qui est ce « nous » ?

La question du choix de la société-système dans laquelle nous voudrions évoluer est souvent posée par des personnes qui abordent l’IA sur un plan presque philosophique. Je ne pense pas que cette question a été formulée par un étudiant qui utilise l’IA pour faire ses devoirs ou rédiger une dissertation pour l’école. Elle n’a pas non plus été posée par l’employée qui se sert de l’IA pour rédiger des e-mails, créer ses rapports ou des présentations pour satisfaire les demandes de son employeur et encore moins par les personnes qui n’ont jamais utilisé l’IAG.

En somme, cette question est soulevée par des penseurs qui réfléchissent, souvent entre eux, à l’IAG, si je puis écrire. Catégoriser ces personnes n’est pas péjoratif ou une forme de dénigrement dans mon chef, c’est un constat que je pose en ayant participé à des dizaines d’évènements, de discussions et de formations sur l’IAG depuis 2023. Cela ne signifie pas que d’autres individus ne peuvent pas partager ces réflexions. Nous constatons d’ailleurs que les personnes qui se forment à l’utilisation de l’IAG arrivent très vite à ces considérations car elles perçoivent les enjeux sous-jacents de la technologie et prennent aussi la mesure de l’ampleur de la transformation que j’essaie de décrire. Toutefois, le public visé par ces réflexions est infinitésimal au regard de la population en mesure d’utiliser l’IAG.

Par conséquent, si “nous” devons décider dans quelle société-système nous voulons évoluer, le “nous” ne concernerait, aujourd’hui, qu’un très petit échantillon de la société-système et de la population qui la compose. Cet échantillon n’est donc pas franchement représentatif et la mise en mouvement d’une réflexion aussi importante me semble devoir être portée auprès du plus grand nombre même si comme utilisateur/consommateur, ce n’est pas la question prépondérante que nous nous posons quand nous utilisons l’IAG pour accomplir une part plus ou moins importante de notre travail. Je pense que cette absence de réflexion est dictée, à nouveau, par la logique productiviste que je décris ci-dessus. Les penseurs soulèvent donc une question intéressante, même existentielle selon certains, mais qui semble bien déconnectée des préoccupations des individus de la société-système. Essayons cependant de comprendre pourquoi cette question se pose.

4.2. Pourquoi une telle question?

Le « pourquoi » est important car les raisons peuvent être très différentes d’une personne à l’autre : tout cela relève d’une sorte de questionnement philosophique, sociologique et politique. Certains remettent l’IAG en question car ils n’en perçoivent pas les bénéfices de la même manière que d’autres. Il y a des revendications étayées mais aussi et parfois, des rejets réfractaires.

D’autres considèrent que l’IAG a de réels bénéfices à être utiliser. Personnellement, je crois au pouvoir transformateur de l’IAG sur notre système-société bien qu’il soit nécessaire de ne pas devoir foncer tête baissée en étant aveuglé par les promesses des big techs. Je considère d’ailleurs que la réflexion sur le devenir de notre société-système est une conséquence des craintes (légitimes) que certains penseurs se font à l’égard de l’IAG. C’est parce qu’ils perçoivent précisément les avantages mais aussi les risques de cette technologie qu’ils cherchent à trouver l’équilibre pour éviter les scénarios catastrophes proposés par certains.

Cet aspect m’apparait fondamental. Aujourd’hui, au-delà de la fascination face à l’IAG, il faut aussi penser à cette nouvelle société-système pour comprendre ce qui nous rendra précieux car il ne suffit pas de considérer l’IAG comme une simple caractéristique. L’IAG peut avoir un impact profond sur notre société-système car elle ne va pas prendre nos jobs, elle va les rendre obsolètes. Et ce n’est pas un objectif ou un funeste dessein. C’est une conséquence déjà constatée, une évolution du système. Il ne faut pas nécessairement y voir une volonté manifeste de remplacer l’humain mais simplement une manifestation de notre incapacité à résoudre nos propres problèmes. Cette recherche permanente d’efficacité, de nouveau, n’est qu’un prétexte pour l’homme afin de tenter de solutionner des problèmes qu’il a toujours eus.

Comme mentionné ici, indépendamment de l’IAG, on pourrait aussi se poser la question de savoir si la puissance irréfléchie que les géants de la tech détiennent, grâce au modèle économique de l’économie technologique, est “bénéfique” pour la société dans son ensemble. Cette réflexion est d’ailleurs sous-jacente à la question initiale et permet, je pense, de renforcer l’importance de cette réflexion.

Comme le remarque Carbonell dans son ouvrage précité :

L’IA “éthique” et la régulation ne questionnent pas l’usage de l’IA en tant que tel, seulement certains de ses usages. On peut dire qu’elles surtout pour but de rendre l’IA acceptable représentant comme “responsable”. Un exemple bien connu est “Le dilemme du tramway” dans les cas de la conduite autonome. (…) La façon dont l’“éthique de l’IA” pose ce problème élude des questions fondamentales : est-ce que ce type d’IA devrait exister? ou est-ce un problème qui devrait être résolu par une IA.

Carbonell prend également l’exemple de l’utilisation de système d’intelligence artificielle dans les procédures d’embauche en rappelant les nombreuses dérives qui ont pu être constatée dans le passé notamment au sein d’Amazon. Ici encore selon l’auteur, on évite de se poser la question de savoir si ce genre de décision devrait être automatisée et déléguée à une intelligence artificielle.

Dans ce cadre la question relative à la société-système dans laquelle nous voulons évoluer pourrait prendre en compte cet aspect de la réflexion. Savoir dans quelle mesure nous voulons ou nous devons déléguer des décisions automatisées à l’intelligence artificielle.

pp.62- 63 [[Juan Sebastian Carbonell - Un taylorisme augmenté critique de l’intelligence artificielle]]

Le “pourquoi” est donc, à mon sens, fondamental car il permet de prendre la mesure des vrais enjeux de l’utilisation de l’IAG et permettra d’apporter une réponse réprésentative et ou démocratique car comme Carbonell l’expose : le problème n’est ni éthique ni technologique, il est politique.

Considérons alors cette question soit éminemment importante, il faut définir le “quoi”, le “qui” et en fonction du “quoi” définir le “comment”.

4.3.Que pouvons « nous » décider ?

Que pouvons-nous décider face à cette question? Une direction dans laquelle guider notre société-système? Une échelle de valeurs à respecter? En creusant, on se rend compte que la réponse à ce que nous pourrions décider n’est pas si évidente et qu’elle est bien plus complexe qu’il n’y parait.

Si on fait abstraction du contenu de la décision, celle-ci aurait néanmoins l’aspect d’un plan qui fixerait les détails relatifs au développement et à l’utilisation de l’IAG dans notre société-système. Nous pourrions encadrer, soit par des mesures douces (lignes directrices ou recommandations, …), soit par des mesures fortes (interdiction, règlementation, …).

En 2025, on constate que des recommandations et des lignes directrices ont déjà fait leur apparition dans pléthore de secteurs. Ces mesures douces sont de natures à protéger les individus dans le cadre de certains usages mais n’a généralement aucun autre impact sur la société-système.

La transformation est en marche et si nous espérons pouvoir dicter une autre direction, il semble que les mesures fortes soient nécessaires pour “corriger” le tir. La réglementation européenne en est un parfait exemple : on interdit certaines pratiques (notation sociale ou manipulation subliminale), on légifère sur les risques pour diriger les systèmes d’IA en cours de développement et de déploiement.

Toutefois et malgré une bonne prise de conscience sur les aspects de protection des données et des risques des hallucinations de l’IAG, cela n’empêchera pas un employeur de se séparer d’un travailleur s’il estime qu’un agent IA est plus performant et/ou moins coûteux.

Si “nous” considérons que ce comportement est contraire aux valeurs fixées (d’un point de vue social ou éthique par exemple), alors il sera nécessaire de mettre en place des mesures pour enrayer ce comportement. Ces mesures peuvent revêtir plusieurs formes (interdiction, sanction, fiscalisation, protection du travailleur contre licenciement pour cause “de remplacement par une machine”, etc). L’objectif n’est pas ici de trouver “quoi” faire mais simplement de constater que ce que “nous” pourrions décider pour notre société-système devra être accompagné de sanctions pour aboutir à une efficacité de ce plan que “nous” aurions décidé pour notre société-système.

4.4. Qui peut vraiment décider ?

Aussi intéressante que soit la question et aussi enrichissant que puisse être le débat à ce sujet, la réflexion sans action est inutile. Si nous prenons l’hypothèse que nous devons décider dans quelle société-système nous voulons évoluer et que le plan que “nous” aurions décidé doit être accompagné de sanctions pour lui assurer une effectivité en raison du spectre des mesures à mettre en œuvre alors nous devrions nous confier à ceux et celles qui décident des règles du jeux : les membres du pouvoir législatif.

Cette délégation n’est pas nouvelle dans notre société-système qui a intégré un mécanisme de délégation du pouvoir individuel à une assemblée représentative qui dispose de pouvoir de gestion de l’Etat notamment. Chacun a pu voter pour des représentants qui disposent de la prérogative de faire fonctionner l’Etat, lui-même partie de la société-système.

Il serait donc nécessaire d’aboutir à une adhésion globale, ou à tout le moins très importante sur ce que “nous” voulons comme société-système afin d’aboutir à une effectivité du plan.

Si nous devons délaisser aux politiques partisanes le soin de dicter notre futur sur le sujet, les querelles politiques ne permettront pas, à mon estime, d’aboutir à une solution conforme au plan que “nous” aurions décidé.

Par ailleurs, le fonctionnement de nos démocraties ne permet pas de voter “concrètement” sur un plan mais d’élire des représentants sur la base d’un programme qui devra être mis en oeuvre et dont l’échec de la mise en oeuvre n’est que peu sanctionné (essentiellement par les urnes).

Habermas le rappelle :

On vote pour des représentants et pas pour des principes généraux voués à guider les décisions futures.

La responsabilisation du politique est donc importante et c’est évidemment l’enjeu fondamental : comment faire passer le plan plutôt que de laisser aux représentants politiques qui découvrent, comme nous, cette transformation.

Sur ce point, Habermas avait, à nouveau, une considération lumineuse :

L’espèce humaine s’est elle-même mise au défi non seulement de provoquer la destinée sociale qui est la sienne mais encore d’apprendre à la maîtriser. Il n’est pas possible de relever ce défi lancé par la technique avec les seules ressources de la technique.

Selon le philosophe allemand :

Il s’agit bien plutôt d’engager une discussion, débouchant sur des conséquences politiques, qui mettent en rapport de façon rationnelle et obligatoire le potentiel dont la société dispose en matière de savoir avec notre savoir et notre vouloir pratique.

Ce qu’il nous faudrait, c’est donc trouver un consensus partagé par le plus grand nombre construit au travers d’échange et de discussion. Utopique peut être mais c’est l’objectif à atteindre pour réussir cette évolution de la société-système.

5. Examen critique d’un plan pour notre société-système

Ce ne serait donc qu’au gré de discussions que nous parviendrons à élaborer ce plan. Si tel est le cas, la solution semble finalement assez simple.

L’organisation de grands débats, de référendum ou tout autre mécanisme de démocratie directe permettraient de décider des principes généraux voués à guider les décisions futures pour reprendre les termes de Habermas. Un préalable à ces consultations populaires serait d’informer de manière coordonnée le public sur la situation. Mais l’informer comment ? Pour dire quoi ?

En réalité, je pense que toute cette discussion est une illusion de solution qui n’a pour objectif que de s’offrir un principe régulateur. En d’autres termes, c’est constater un problème et évoquer une solution hors de portée tel un idéal kantien : une idée que l’on considère souvent comme un objet réel alors qu’elle n’est qu’une idée régulatrice.

Par ailleurs, cette question de savoir dans “quelle société voulons-nous évoluer” ne permettra pas de solutionner les problèmes constatés. La définition d’un grand plan pour rediriger la société est par ailleurs un moyen inadapté au regard de la situation structurelle et conjoncturelle de notre société-système et engendrera des conséquences néfastes.

5.1. Un préalable : faire société ou la recherche d’un paradis perdu?

Cette réflexion m’amène à taper ce drôle de titre faisant involontairement référence à un documentaire naturiste de la fin des années 90. N’y voyez pas malice mais seulement un interlude léger dans cette réflexion. Retournons maintenant à nos moutons.

Avant de décider des contours de la société-système dans laquelle nous souhaitions évoluer, il faudra d’abord faire société.

Et dans ce contexte, “faire société”, ce n’est pas juste vivre ensemble ou travailler ensemble. C’est participer à la société-système dans lequel des règles et une organisation existent. En faisant société, on s’oblige, les uns les autres, à vivre en (plus ou moins grande) harmonie. Le travail devient une manière de créer un lien, des chaînes d’interdépendances qui nous aide à faire société. Le fait qu’un métier a un sens n’est pas qu’une perception individuelle ou isolée, c’est un tout. C’est parce que la société-système le valorise et lui donne une certaine légitimité.

Dès lors, si une IAG peut faire des tâches et donc des métiers, comment notre société-système va intégrer cette nouveauté ? Est-ce que l’IAG peut aussi faire société avec nous, comme nous le faisons tous ?

On le voit clairement sur le sujet de l’IAG, décider dans quelle société-système nous voulons évoluer, dans un environnement aussi polarisé, est manifestement très complexe. Le consensus qu’on cherche à trouver me semble donc bien illusoire à ce stade de nos réflexions et évolutions sociétales.

Comme décrit ci-dessus, la réflexion plus globale sur notre société-système invite chacun à se positionner sur la société-système dans laquelle il souhaiterait évoluer: d’une société gouvernée par l’efficacité et donc avec de l’IA partout jusqu’à l’opposé du spectre (que je vous laisse le soin de fixer selon vos convictions et réflexions).

Cependant, c’est peut-être en redéfinissant cette nouvelle société-système, ensemble, que nous parviendrons à faire société. L’enjeu est donc, si cette hypothèse est validée, encore plus important.

5.2. L’inadéquation sociale d’un plan global

D’une certaine manière, si nous parvenons à nous coordonner pour fixer ces réglementations, celles-ci seraient comparables au grand plan dénoncé par F. Hayek dans son livre “La route de la Servitude”. Ce(s) grand(s) plan(s) trouvé(s) par consensus comporte(nt) une faiblesse décrite par F. Hayek qu’il me semble intéressante d’examiner pour mieux apercevoir l’idée régulatrice que cette idée engendre.

Si l’on veut identifier les lignes directrices permettant la définition de ce “grand plan pour notre société-système”, nous serons certainement inspirés par la recherche d’un “intérêt général” ou d’un “bien commun” dans la fixation de ce qui est tolérable ou pas. Cet objectif est un piège dans lequel nous ne devrions pas tomber car il engendra des conséquences désastreuses selon Hayek comme il l’expose en ces termes :

Le bien-être d’un peuple, comme le bonheur d’un homme, dépend d’un grand nombre de choses qui peuvent être procurées dans une variété infinie de combinaisons. Il ne saurait être défini comme une fin unique, mais comme une hiérarchie de fins, une échelle complète de valeurs où chaque besoin de chaque individu reçoit sa place. Diriger toutes nos activités conformément à un plan unique présuppose que chacun de nos besoins est placé à son rang dans un ordre de valeurs qui doit être assez complet pour permettre de choisir entre toutes les directions entre lesquelles le pIaniste doit choisir. Cela présuppose, en somme, l’existence d’un code éthique complet où toutes les valeurs humaines sont mises à leur place légitime.

Il y aura donc et de manière objective une forme de dénégation de certains intérêts dans la mise en place d’un grand plan. Certains intérêts devront être privilégiés sans raison objective et un arbitrage de valeur permanent sera nécessaire pour définir les contours de ce que nous voulons.

Par ailleurs, en raison de la nécessité du recours à la sanction et donc à la réglementation, le caractère global de cette réglementation doit être l’objectif.

Pour reprendre le propos d’Hayek:

On peut facilement convaincre le peuple d’un pays donné de faire un sacrifice pour “son” industrie du fer ou pour “son” agriculture afin que personne dans le pays ne soit obligé d’abaisser son niveau de vie. Mais il suffit d’imaginer les problèmes soulevés par un planisme économique embrassant une région comme l’Europe occidentale pour comprendre qu’il n’existe pas de base morale à une telle entreprise.

Selon Hayek toujours, la mise en œuvre d’un plan, à l’échelle internationale plus encore qu’à l’échelle nationale, n’est que l’application de la force brute: un petit groupe impose à tous les autres un standard de vie et un plan de travail qu’il estime juste.

5.3. Est-ce donc de cette société que nous voulons ?

J’ai essayé de pousser le raisonnement jusqu’à l’excès. Les directions prises dans ma réflexion sont certainement contestables et je serai heureux d’en débattre afin de mieux comprendre les réflexions de ceux qui pensent que je me fourvoie.

Mais je n’entends pas m’échapper à ce stade de la réflexion car la solution proposée par Hayek face à tout cela est :

Ce qu’il faut, c’est une autorité politique internationale qui, sans avoir le pouvoir de prescrire aux gens ce qu’ils doivent faire, soit capable de les empêcher de nuire à autrui.

Il prêche pour le respect de l’individu et donc de l’individualisme soit le contraire du socialisme. Et il ne faut pas prendre l’individualisme comme une forme d’égoïsme mais plutôt comme le fait de “respecter l’individu en tant que tel, reconnaitre que ses opinions et ses goûts n’appartiennent qu’à lui, dans sa sphère, si étroitement qu’elle soit circonscrite, c’est croire qu’il est désirable que les hommes développent leurs dons et leurs tendances individuels”.

La solution proposée par Hayek revient, finalement, à prescrire aux gens une chose: les empêcher de nuire à autrui. Dans ce cadre, la transposition d’une pareille solution semble difficile à l’heure de l’IAG si ce n’est en considérant que les libertés fondamentales de l’individus consacrées par les textes internationaux soient protégées et respectées de manière encore plus forte et importante.